Les Femmes de sciences vues par une ado… un peu vénère
Faire des maths, est-ce un choix qui s’offre si spontanément aux filles ? C’est la question discutée dernièrement à la Maison Poincaré par la sociologue Clémence Perronnet, coautrice d’un ouvrage remarqué, Matheuses (CNRS éditions, 2024, prix diffusion des mathématiques du CNRS). Pour nous, la sociologue a dévié de son axe et lu un ouvrage pour la jeunesse !
Le récit s’organise autour de la réalisation par Louise, collégienne passionnée de sciences, d’une série de sur des femmes scientifiques célèbres.
Chacun des 13 chapitres du livre correspond à un épisode et s’intéresse successivement à la physique avec Marie Curie et Irène Joliot-Curie (4 épisodes), à l’astronomie — avec notamment Jocelyn Bell, aux mathématiques et à l’informatique (Sophie Germain, Émilie du Chatelet, Ada Lovelace…), aux sciences de la vie (Rosalind Franklin, Tu Youyou…), aux chercheuses de terrain (Katia Kraft, Anita Conti, Jane Goodall), aux « lanceuses d’alerte » (Rachel Carson, Temple Grandin) et aux scientifiques de l’Antiquité (Hypathie, Agnodice).
L’avant dernier épisode s’interroge sur les dynamiques d’exclusion des femmes en sciences. L’ouvrage s’achève sur une interview de Marie-Pierre Etienne, statisticienne.
De la bonne vulgarisation
Le principal atout des Femmes de sciences vues par… est d'associer à la présentation biographique des scientifiques des éléments sur le contenu de leurs travaux, dans une véritable démarche de vulgarisation. Celle-ci est particulièrement réussie pour la radioactivité, à laquelle un chapitre entier est consacré, ou encore pour le pulsar (Jocelyne Bell) et l’ADN (Rosalind Franklin).
La présence de ce contenu scientifique est vraiment appréciable quand on sait à quel point certains projets mettant en avant des figures ou modèles de femmes scientifique négligent leurs contributions intellectuelles au profit d’une seule présentation de leur vie.
Une réflexion pertinente et accessible sur les inégalités
Un autre point fort du livre est de parvenir à restituer les explications sociales de l’absence des femmes en sciences, en expliquant clairement le sexisme, les discriminations et l’exclusion auxquels elles font face et en rejetant toutes les justifications essentialisantes du goût ou des capacités. L’utilisation et la caractérisation des personnages (Louise, son frère, ses parents…) soutient cette démarche en neutralisant de nombreux stéréotypes.
L’ouvrage montre aussi que les inégalités de genre ne sont pas les seules qui structurent le champ scientifique, puisqu'elles interagissent avec des inégalités de classe sociale et ethnoraciales. Si elle est bien présente et visible, cette approche aurait pu être encore renforcée : le temps consacré aux scientifiques non occidentales reste marginal.
… mais d’invisibles sciences sociales
On peut cependant regretter que l’ouvrage mobilise si bien les apports des sciences sociales tout en invisibilisant complètement ces disciplines, mais aussi les femmes historiennes, sociologues ou anthropologues qui les produisent. Par exemple, dans le chapitre sur l’informatique, Louise s’appuie sur le contenu d’« un article trouvé sur Internet » qui reprend de très près les travaux de la sociologue Isabelle Collet : sans que celle-ci soit mentionnée.
Dans l’avant-dernier chapitre, le point sur « l’effet Matilda » aurait pu être l’occasion d’évoquer Margaret W. Rossiter, historienne créatrice du concept, dont le travail monumental pour retrouver et mettre en évidence les contributions effacées des femmes scientifiques, permet l’existence même des biographies qui composent le livre.
Comment échapper au culte des héroïnes ?
Conçu à destination d’un public jeune pour faire connaître les contributions des chercheuses et les inégalités qui structurent le champ scientifique, Les Femmes de sciences vues par… est une réalisation de qualité qui remplit parfaitement son rôle. Cependant, le format biographique retenu inscrit l’ouvrage dans une approche individualisante et héroïsante, qui empêche de bouleverser entièrement le regard sur le monde scientifique.
En effet, des figures extraordinaires comme celles de Marie Curie — qui a encore la part belle ici — ne peuvent pas véritablement encourager les aspirations scientifiques des jeunes filles, car « les femmes exceptionnelles ne peuvent être que des exceptions ». Comme l’ont bien montré nombre de chercheuses féministes, la véritable égalité en sciences exige que nous refusions de « remplacer le culte de héros par celui de l’héroïne », afin de défendre une pratique plus collective, solidaire et éthique. Voilà un défi qui reste à relever pour la vulgarisation scientifique jeunesse.
Réferences
1. M. W. Rossiter, « L’effet Matthieu Matilda en sciences », Les cahiers du Cedref, 2003, vol. 11.
2. I. Collet, « Les femmes exceptionnelles ne peuvent être que des exceptions », Le cartable de Clio, 2013, no 13, pp. 85-94.
3. V. Burgos-Blondell, J. Lancel et I. Lémonon-Waxin, « Déranger ou dégenrer l’espace savant masculin ? », Zilsel, 2021, no 9, pp. 331-359.